Kadath de mes rêves.

Une ombre vêtue de cuir fatigué et de haillons déchirés bondit d'un toit bas vers la ruelle en dessous. Le chasseur inhumain atterrit avec grâce dans l'allée jonchée de débris de brique et de plâtre. Comme tout ce qui se trouve dans la métropole son manteau est poussiéreux, ses hardes ont vu de meilleurs jours. La longue écharpe jaune qu'il porte au cou est tachée de sang, de boue et de terreur. Dans ses poches, ses serres sont serrés sur deux reliques datant de la 3e Guerre Mondiale, deux poings américains comme on n'en fait plus aujourd'hui, deux marchands de mort.
Le Prince Jaune entre dans la rue et la lueur diffuse des quelques lampadaires électriques n'ayant pas déjà rendu l'âme.
Le vampire fend la foule sans que quiconque ne devine sa présence. Un mendiant échappe sur le sol son guignon de pain comme le mort-vivant passe devant lui. Une prostituée aux manières exubérantes remarque un jeune homme de l'autre côté de la rue et le siffle en claquant des doigts sans même croiser le regard de Goetys. Les deux vauriens accoudés sur le mur opposé lorgnent le pigeon sans se douter qu'un prédateur sanguinaire passe à moins de trois mètres d'eux.
Le rêveur se dit que la Cité l'entoure ce soir de ses plus charmants acteurs.
De puis près d'une heure maintenant Goetys est sur la piste d'une odeur de vieille mort. Le Damné qu'il traque est possiblement blessé, indéniablement âgé et fort probablement le propriétaire d'une enclave regorgeant de ressources. Sa capture vaudra au maître de Kadath une rançon plus que rondelette s'il arrivait seulement à le rattraper.
"Il n'est pas loin, c'est certain, mais où?"
Las de croiser les rues de cette partie de la ville, le Loup de Tindalos choisit de changer de tactique. Arrivé à l'autre bout de la bande d'asphalte craquée il bondit jusqu'à une fenêtre défoncée et entre dans une ruine apparemment déserte. Une fois l'endroit sécurisé, il se poste contre ce point d'observation et commence une longue surveillance. Une main aux ongles crottés et brisés sur la chambranle, le vampire cherche sa proie.
Conscient d'être coincé là pour un moment, le vampire retrouve en esprit les halls de Kadath. Sans réellement quitter la rue des yeux il plonge sa conscience vers la ville tissée de songes.

En lui s'opèrent d'étranges alchimies. Le Signe Mutable de Nyarlathotep laissé en sa chair suite aux chirurgies occultes découvertes dans les textes TchoTcho délie les chaînes de ce monde et ouvre les portes d'une réalité connexe, un monde parallèle que les hommes nomment peut-être à tort les Contrées du Rêve.

Le Prince Jaune lève la tête et noie son regard dans les dômes immaculés de la Cité de l'Inconnu. Miroirs, piliers de marbre violacé et larges avenues pavées d'onyx entourent le vampire. Il est seul au abords d'une longue esplanade déserte dont l'ovale s'achève au loin par une série de palais à la géométrie singulière.
Au dessus de sa tête, des nuages effilochés traversent en hâte le ciel olivâtre. Ses vêtements sont ici impeccables. Son manteau de soie jaune foncée passé sur un gilet noir bien ajusté traîne presque sur le sol. À sa ceinture brillent deux poings américains magiques, des armes étincelantes tirées d'un âge oublié. Ses ongles sont des griffes bien taillées, son œil est vif.
Goetys se met en marche sans trop attendre, navigant sans encombre dans les rues désertes de cette ville interdite aux hommes, réservée aux Dieux. Avant longtemps il grimpe la rampe menant au plateau où est perché le complexe de l'Académie et devine au loin les détails de la Crypte des Éons. Il traverse les Halls Extérieurs sans s'arrêter sinon pour saluer brièvement quelques-uns des sages de la Clef d'Argent rassemblés sur les marches de l'immense cathédrale du savoir et entre d'un pas leste dans l'immeuble sans âge.
Les Chambres Intérieures sont vides mais le silence qui y règne habituellement est ponctué de rires joyeux. Svanna semble avoir les bras pleins encore ce soir. Goetys sourit mais se dirige vers sa chambre plutôt que vers ses compagnons. Il passe donc la salle du Livre Noir et descend le couloir vers sa cellule.

Dans la rue grise de misère la pute réajuste un bas sans faire preuve de beaucoup de pudeur. Un rare pigeon vole au dessus d'elle, passant paresseusement d'une ruine à une autre.
Le Loup de Tindalos chasse distraitement une mouche de son visage. On devine dans son œil les images d'un tout autre lieu. Il tend un peu le cou afin de voir passé l'angle d'un immeuble voisin mais sans succès.

Dans la chambre, le Prince Jaune ouvre le tiroir d'une commode encombrée puis épluche rapidement le contenu d'une petite bibliothèque. Il se doute que quelqu'un est encore passé ici et se doute même aisément qui... Il est sur le point de descendre vers la taverne et ses occupants insouciants lorsqu'un petit cahier relié de cuir noir tombe sur le plan de travail d'entre deux grimoires.
- Te voilà, toi ..."
Il le ramasse et révise lestement les quelques notes. Assuré que tout y est, le sorcier rebrousse chemin et, changeant ses plans, se dirige plutôt vers les chambres des Oracles du Passé. Il caresse au passage la chose Camille, insecte étrange en partie moustique et en partie araignée voué à la protection de sa crypte, et réamorce ses pièges avant de quitter. Le mystique se dit qu'il utilisera au mieux la longue attente à venir en achevant là-bas la traduction d'anciennes tablettes originaires du lointain passé de Kadath.
Sur le chemin de son lieu de travail occulte il croise toutefois le vampire Slide errant lentement vers la sortie, visiblement un peu éméché après son séjour chez l'étrange Svanna. L'absorbeur porte un chapeau magnifique et des vêtements impeccables passés sur un gilet renforcé de kevlar étonnamment flexible.
Il avance, s'incline et salue Slide qui sursaute un peu.
- Comment ça va, Prince Jaune? T'as besoin de mes services?
- Je vais bien. Je traque présentement un vampire ancien dans la Cité. Comme l'embuscade traîne un peu j'ai choisi de venir décrypter quelques textes anciens découverts dans les sous-sols de l'Académie.
- Je vois," répond-t-il en souriant. "De mon côté je suis discrètement ma proie près de la rivière. J'attends un peu avant d'attaquer. Je veux avoir le meilleur site possible."
Le Loup de Tindalos se raidit, piqué par une idée soudaine.
- Sur quelle rive es-tu?
- La rive nord. Pourquoi, Grand Prêtre?"
Le sourire de Goetys se fait malice et dangers.
- J'ai une idée. Finis ce que tu fais puis dirige-toi vers le secteur neuf-cent douze.
- Bien. C'est près de chez-moi en plus.
- En attendant tu veux venir avec moi? J'allais explorer le temps dans les chambres des Oracles du Passé... "
Curieux d'assister le Serrurier du Tout-En-Un, le novice n'hésite pas un moment avant d'accepter l'offre.

La nuit s'étire sur la Cité. Perché au dessus de la populace louche, le chasseur invisible attend sans trahir sa présence. L'odeur de vieille mort est toujours omniprésente. La liche n'est pas loin, sans doute consciente d'être surveillée, sans doute cachée elle-aussi.
Sous lui la rue s'anime un peu. Un vrombissement se fait entendre, couvrant momentanément le son des explosions et le crépitement des armes à feu. Un passant s'écarte de la rue juste à temps pour éviter le taxi criblé de balles de Joe transportant sans doute un client trépassé vers un siège ou une embuscade sanglante.
Mais le vampire lève la tête sans plus se soucier de la rue.

- Goetys?
- Mmm ... ?"
Le novice sourit timidement, visiblement peu chaud à l'idée de déranger la traduction du Grand Prêtre. L'exploration du passé n'avait pas été ce à quoi Slide s'était attendu. Le Grand Prêtre avait bien commencé par lui expliquer la signification de certains des symboles sinueux mais la complexité de la tâche avait bientôt requit toute sa concentration. Maintenant qu'il avait suivi ses instructions et atteint le lieu désigné il espère secrètement que l'attente aura valu le coup.
- J'y suis. Je fais quoi maintenant?
- Hum. Attend un peu," dit le mage en finissant de recopier dans son cahier une colonne de caractères serpentins. "Voilà. Désolé de t'avoir fait attendre.
- Ça va. Comment puis-je aider?
- Tu es bien près de la statue étêtée?
- Oui.
- Bien. Tourne le dos à la statue et marche vers la rue où se trouve le camion renversé. Une fois parvenu au premier embranchement, tourne à ta droite. Je ne serai plus très loin.
- D'accord."
Dans la salle encombrée d'appareils étranges éclairée par une vingtaine de bougies le jeune vampire ferme un moment les yeux afin de se concentrer sur son corps physique. Devant Goetys son être onirique vacille à peine, maintenu sans effort par la marque mystique portée par chaque membre de l'Académie.
Goetys touche doucement le dos de la main du novice qui entrouvre un oeil.
- Sois prudent.

" Le voilà."
Le chaman urbain se penche un peu en avant afin de mieux discerner le jeune vampire et sourit en voyant que son avertissement en songes a bien été entendu. Slide a ses armes aux poings. Il marche le long du mur, aux aguets, invisible aux regards des mortels qu'il approche lentement. Sa nature d'absorbeur le voile aux pauvres fous mais avec un peu de chance elle ne le protègera pas des sens aiguisés de l'ancien caché près d'ici.
Le jeune fils de Kadath est vêtu de hardes solides malgré leurs piteux état. Son gilet pare-balles a visiblement connu de meilleures nuits. Ses pantalons sont troués et salis en maints endroits.
À chaque fois qu'il croise ici un de ses protégés, Goetys a peine à replacer les visages aux yeux étincelants de ses amis oniriques sur le canevas éteint de la Cité. Dans ce lieu où ses semblables vivent des produits des bordels et se nourrissent le plus souvent de boucheries aux fournisseurs peu louables, le Poète Fou marche une route difficile, à jamais teintée d'une déception incurable. Le monde gris et morne que les hommes ont fait de la Terre ne peut être comparé à Kadath sans en souffrir grandement.
En bas, dans la rue, Slide ralentit.

En Kadath le Loup de Tindalos sent le novice remuer. Il ouvre à peine un oeil et voit le regard de Slide sur lui.
- Oui? Que puis-je pour toi, Slide?
- Où es-tu? Je ne te vois nulle part mais je sens pourtant la présence d'un vampire près de moi. Est-ce toi?"
Goetys se penche encore en avant. Il est penché sur la rue, presque prêt à prendre son vol. Il cherche autour de son protégé, attendant le bon moment avant d'agir.
Une ombre surgit de nulle part.
- Non.
Slide fait volte-face un moment trop tard. Un seigneur des bêtes au visage boursoufflé comme un bulldog défonce le mur en ruines près duquel l'absorbeur était posté et balance un solide coup de faux dans l'épaule du fils de Kadath qui perd un de ses magnums sous l'impact.
- C'est toi qui me traque, petit?"
Goetys sait que le novice n'a aucune chance contre le colosse. Il bondit de son perchoir, les poings fermés sur ses battoirs. Ses loques claquent dans le vent comme il tombe sur sa proie.
- Écarte-toi! Tu n'es pas de calibre contre lui."
Dans la chambre des Oracles les deux vampires sont moins présents. Leurs substance onirique est ébranlée par le combat terrestre.
Slide acquiesce et se concentre entièrement sur la réalité terrestre.
Le monstre à la faux reçoit le premier poing américain de Goetys derrière la tempe. Le second semeur de mort du Prince Jaune le trouve aussitôt, poursuivant le carnage. Moins d'une dizaine de pas plus tard le bulldog s'effondre dans un grand bruit de chaire flasque. Les mortels ont tout juste commencé à courir que le spectacle est déjà terminé.
Le maître de Kadath approche Slide. Le vampire a récupéré son arme et son bras à demi arraché a pratiquement fini de se régénérer. Les deux morts-vivants se regardent sans échanger un mot avant de partir chacun de leur côté. L'absorbeur prend la direction de ses quartiers tandis que Goetys épaule la carcasse rompue du colosse afin de le ramener chez lui et exiger une solide caution aux siens pour ce qui reste de lui.

- Encore désolé, cher Slide.
- Ce n'est rien Goetys. Heureux d'avoir pu t'aider. ...même si ce fut comme appât."
Le capteur d'esprits étreint le novice.
- Tu as fait un excellent appât, en effet. Allez viens. Je te paie un verre ...
- Volontiers!"

Les deux vampires vêtus d'atours impeccables rentrèrent chez Svanna picoler au cou de victimes de premier choix.

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